DAVID
LYNCH DE RETOUR DELDORADO
STARFIX - Par Felix GLASS et Christophe GANS.
En
adaptant lun des plus grands, si ce nest LE plus grand
best-seller de la SF, armé dun budget de dingue,
le créateur dEraserhead et dElephant Man a
quitté ces zones sombres et préservées où
lArt surpasse encore lIndustrie. Avec Dune, la légende-Lynch
sort de son impunité.
En apparence, David Lynch na pas changé depuis létrange
voyage cinématographique dEraserhead: il a toujours
ses vestes et ses pantalons couleur sable et trop
larges qui lui donnent une nonchalance naïve presque chaplinesque
et ce chapeau mou déternelle étudiant en philo.
Il a sans doute pris quelques rides mais cest bien léternel
adolescent qui nous a reçu et non pas de démiurge
visionnaire que lon aurait attendu à lépoque
dElephant Man. Il nest pas encore temps pour nous
de dire si lon regrette ou non sa descente du piédestal.
Mais lénormité financière du projet
lobligeait sans doute à devenir un réalisateur
comme un autre, confronté à ses ambitions et à
leur impact réel sur le public. Le rencontrer, ce nétait
pas tant savoir pourquoi il avait refusé le Jedï et
pourquoi Dune lavait attiré mais comment...
Comment adapter et condenser en deux heures trente lunivers
riche, profond et rétrograde de lécrivain
Frank Herbert ? Comment dépeindre la destinée dun
homme aux dimensions de celle dun peuple ?... Comment réussir
un spectacle visuel avec lune des créations les plus
intrinsèquement littéraire de limaginaire
anglo-saxon ? Bref, comment tourner une page dhistoire sans
quelle ait jamais existé et... être confronté
à un public auquel Star Wars du haut de sa réussite
a donné le goût du prédigéré,
de la simplicité outrancière ?
Mais le plus surprenant - le plus dérangeant - encore,
cest que Lynch na pas peur. Il explique Dune sans
hésitation dans la voix et parle avec entrain de Dune 2
et Ronnie Rocket, des « voyages » auxquels il semble
déjà préparé. Lui, laventurier
un peu frappé de retour dEldorado, les yeux encore
plein de lor quil sest contenté de caresser.
Ou simplement dimaginer...
Starfix : Pourquoi avez-vous refusé de réalisé
Le Retour du Jedï ?
Lynch : Parce que c'était un film de George Lucas.
Je savais donc que je n'aurais pas le contrôle absolu sur
l'ensemble et quel que soit le cinéaste qui prendrait en
charge ce film, le véritable réalisateur resterait
Lucas.
Starfix : Vous ne connaissiez pas le roman Dune avant d'être
contacté pour son adaptation au cinéma. Quels ont
été vos premiers sentiments à la lecture
du livre ?
Lynch : Ce qui m'a paru d'emblée passionnant, c'est
la matière à brasser. C'est une histoire daventure
dans laquelle se multiplient des mondes étranges, des rêves,
d'obscurs complots, des myriades d'êtres différents
et bizarres, tant de choses qu'un film pouvait traduire merveilleusement.
Starfix : Avez-vous pris connaissance du travail de Jodorowski
avant d'attaquer votre projet ?
Lynch : Non, pas du tout.
Starfix : Parlez-nous du premier travail d'adaptation avec
Frank Herbert.
Lynch : Sur la base du livre, tout d'abord, nous avons travaillé,
Frank et moi, aidés de deux autres scénaristes.
Nous en avons tiré deux adaptations correspondant aux deux
moitiés du livre, mais elles n'avaient rien de terrible.
A la même époque je travaillais de mon côté
en suivant une idée personnelle sur la façon dont
il fallait aborder le récit. J'ai pondu sept brouillons
du scénario avant d'en arriver au bon, qui fut le définitif.
Et nous avons commencé à tourner. Mais le travail
d'écriture a tout de même pris un an et demi.
Starfix : Quels sont les problèmes de narration qui
se sont posés par rapport à la richesse de lunivers
de Dune?
Lynch : L'essentiel était de rester sincère
par rapport à l'essence du livre, sans être non plus
complètement neutre. J'ai été forcé
de laisser certaines choses de côté, mais ce qui
demeurait devait traduire parfaitement le message du livre.
Cette sélection des éléments à garder
ou à rejeter a été le travail le plus difficile.
Par la suite, il a fallu construire une introduction qui donne
le maximum d'informations au public « non averti. »
Starfix : Avez-vous songé quune bonne partie du
public ne connait pas le texte original ?
Lynch : Je ne m'en suis pas vraiment préoccupé,
jusqu'au moment où en post-production, nous avons fait
des projections-tests. C'est à partir des suggestions des
spectateurs que nous avons pu faire un travail de rééquilibrage
au niveau de la compréhension du récit. A présent,
je pense que ceux qui ont lu le livre vivront Dune à lécran;
quant aux novices, ils découvriront un film, et rentreront
dans ce monde nouveau avec étonnement.
Starfix : Il semble que la plupart des informations expliquant
la situation sont concentrées sur la première
partie du film, non étalées sur son ensemble...
Lynch : Cest vrai, le début du film peut effrayer
les gens, les personnages et leurs rapports entre eux sont si
nombreux qu'ils peuvent craindre d'être perdus par la suite;
mais au fur et à mesure du développement, ils trouvent
le fil du récit. C'est tout comme à la lecture du
livre, le lecteur est souvent effrayé au commencement,
mais s'il s'aventure au-delà d'une soixantaine de pages,
il rentre dedans avec passion. D'ailleurs, c'est marrant selon
les tests, plus les spectateurs sont jeunes, plus ils ont de facilité
à s'ouvrir au film et à sy intéresser
sans se perdre.
Starfix : Vous désirez vous adresser à un public
jeune; ne pensez-vous pas que ce public a été formé
pour recevoir les choses d'une manière facile et digérée
? Ou aspirez-vous alors à ce que la narration cinémathographique
soit plus ardue ?
Lynch : ll est vrai que chez les adultes cela peut poser un
problème. Dune demande vraiment de la concentration. C'est
sa nature. J'aime les choses qui vous font oublier qui vous êtes
et où vous êtes, mais j'aime aussi les histoires
simples lorsqu'elles sont bien faites
Starfix : Lorsque vous avez lu le roman, navez-vous pas
pensé que certains aspects, telles lécologie
ou les drogues hallucinogènes, pourraient paraître
un peu démodées aujourdhui ?
Lynch : Bien sûr, ce sont des choses du passé,
mais le film ne parle pas vraiment d'écologie. L'eau devient
dans le film symbole de vie, parce que son absence se fait sentir.
Starfix : Quels sont selon vous les mythes universels que lon
trouve dans le roman ?
Lynch : Il y a dans Dune une interrogation de base: qui fait
fonctionner cet univers? Qui est le Kwisat Haderach, autrement
dit « le Prophète » Quelles sont les relations
exactes entre les gens et qu'est-ce qui les relient à Paul
? L'empereur veut se débarrasser de Paul. Paul l'apprend.
Il est entouré d'espions qui sont en rapport avec diverses
personnes. Ces espions sont l'unité qui lie l'ensemble
des parties. Ils sont responsables de cette conspiration et également
du réveil ascensionnel de Paul. C'est le trajet de celui-ci
qui m'a fasciné le plus dans le livre. Il débute
dans l'innocence, s'éveille et se dirige vers sa destinée,
passant à travers diverses étapes. Les espions,
les rencontres et les affrontements jalonnent son trajet. Il y
a différents symboles comme cette main à laquelle
le livre ne consacre pas plus d'une ligne, ou encore les
anneaux de lumière, que j'ai développés.
Certains détails sont plus complets dans le film. De même,
j'ai aimé cette idée d'une voix surnaturelle capable
d'anéantir les ennemis à laquelle il est fait allusion
dans le texte. Dans le film, on prend connaissance de ses effets
lorsque Paul apprend à lutiliser et à
influer sur le son.
Starfix : Ne pensez-vous pas que le côté spatial
de Dune rejoint Eraserhead après la transition terrestre
dElephant Man ?
Lynch : Mes films sont très différents, mais
il doit y avoir un rapport entre mes deux précédents
et Dune, un mélange de qualités oniriques et
abstraites et une composante technico-industrielle.
Starfix : Quel a été votre sentiment en tournant
dans la chaleur et la lumière du Mexique, un climat proche
en fait de celui de Dune ?
Lynch : Le Mexique est l'un des endroits les plus étranges
que je connaisse : le film y a été entièrement
tourné, et je ne suis pas rentré une seule fois
chez moi pendant le tournage. Cette atmosphère si bizarre
ma effectivement beaucoup aidé.
Starfix : On retrouve certains acteurs du générique
de Dune (Max Von Sydow, Paul Smith...) dans dautres productions
de De Laurentiis. Avez-vous été entièrement
libre dans votre choix des acteurs ? Certains dentre eux
vous ont-ils été imposés ?
Lynch : Jai toujours eu le dernier mot pour le casting,
et je ne crois effectivement pas que cela soit lusage chez
De Laurentiis. Dino et Rafaella mont conseillé, mais
ne mont jamais forcé à prendre qui que ce
soit. Mon principe lors d'un casting est de trouver l'acteur qui
donnera vie le plus justement à un personnage sur l'écran.
Tous les acteurs ont été choisis selon ce critère.
Starfix : Pourquoi Toto pour la musique ?
Lynch : Parce que lorsque le leader est venu me voir au Mexique,
j'ai pensé en parlant avec lui qu'il portait en lui une
musique tout à fait différente de celle qu'il faisait
avec son groupe. Plus nous parlions, plus j'avais le sentiment
qu'il saurait m'apporter exactement ce dont j'avais besoin pour
Dune. Je lui ai donné sa chance et j'adore ce qu'il a fait.
Starfix : Et Brian Eno ?
Lynch : Dans son album Apollo, il y a un morceau qui
m'avait fait complètement craquer et j'aurais voulu l'utiliser.
Mais il en avait promis les droits à un autre film. Il
nous a alors écrit un thème que j'aime encore davantage
que celui d'ApoIIo.
Starfix : Comment avez-vous abordé la couleur après
avoir toujours travaillé en noir et blanc ?
Lynch : Nous avons utilisé un truc tout à fait
génial : le Lightflex; c'est un procédé qui
permet de transformer l'image et la couleur. A l'inverse
d'un filtre de couleur, on utilise un miroir sans tain qui réfléchit
une couleur dont on peut faire varier l'intensité. Son
effet principal se concentre sur les ombres et les basses lumières
sans affecter les hautes lumières. C'est un procédé
qu'il faut utiliser à petites doses, car lorsqu'il est
poussé à l'extrême, l'image devient violente
et laide. Bien utilisé, le Lightflex a porte une véritable
richesse au visuel.
Starfix : Le passage sur la planète Caladan rapelle
le vieux procédé Technicolor. Etait-ce unparti pris?
Lynch : Je l'ai voulu dans la tonalité des peintures
de Rembrandt. Je désirais une ambiance de moiteur, avec
une mer très chaude. Il y a du Lightflex également
dans cette séquence.
Starfix : Le film semble construit sur le culte constant des
matières nobles et vivantes : le bois, la chair...
Lynch : Oui, j'ai désiré un visuel très
organique. Nous avons essayé de définir une matière
précise pour chaque lieu. Nous y avons travaillé,
Tony Masters le directeur artistique et moi, six mois avant le
tournage. Sur Eraserhead, je savais à cent pour cent
ce que je désirais visuellement; sur Elephant Man,
le décor était déjà donné parce
que le film se déroulait à l'époque victorienne,
et le film demandait plutôt un travail de reconstitution
artistique. En revanche, sur Dune, tout devait être dessiné,
créé, construit, avec une humeur particulière
pour chaque chose. Chaque costume, chaque décor, et même
chaque façon de se mouvoir devait se conformer aux lois
d'un monde. Nous avons fait beaucoup d'essais, recommencé
de nombreuses choses avant de trouver ce qui convenait
parfaitement à l'univers de Dune. J'étais parti
en voyage à Venise, en Italie. Cela m'a donné beaucoup
d'idées car j'ai soudain pensé qu'il aurait pu y
avoir une Renaissance dans le monde de Dune, cinq mille ans auparavant.
Et une période de Renaissance établit une esthétique
selon des critères fonctionnels et attractifs. Et comme
les impératifs de vie dans Dune sont essentiellement beauté
et pratique, nous avons commencé à retravailler
selon les indications de cette époque.
Starfix : Le fait que vous rattachiez le métal à
lidée du mal est-il en rapport avec votre vision
du monde ?
Lynch : Je viens d'un endroit très peu industrialisé,
ce qui m'a donné le pouvoir d'apprécier ce qui est
naturel. Mon père était chercheur en agriculture
et travaillait sur les maladies des plantes. J'ai donc passé
toute mon enfance dans les bois, les prairies, sous des ciels
bleus. Ma mère est de Brooklyn. Le contraste lorsque je
lui rendais visite m'a conduit à cette fascination
pour les grandes villes industrielles.
Starfix : Auriez-vous aimé vous attarder davantage sur
la description de Geidi Prime, la planète des méchants
?
Lynch : J'aurais aimé faire un film entier sur Geidi
Prime.
Starfix : A ce propos, vous semblez avoir tendance à
épurer laction lorsquelle met en scène
les bons, mais dès quelle fait apparaître les
méchants, vous ne lésinez pas sur les détails
sordides...
Lynch : Geidi Prime est un monde bizarre et dur. Il y a autant
de détails dans la description du monde des bons, mais
ils passent sans doute inaperçus parce qu'ils sont plus
communs, plus normaux, alors que sur Geidi Prime, l'étrangeté
ressort naturellement.
Starfix : C'est pourtant sur Geidi Prime que vous avez improvisé
par rapport au livre...
Lynch : Oui, mais en fait pas tant que cela. Geidi Prime m'a
semblé être décrite dans le livre de façon
très semblable à des tas d'autres planètes.
J'ai pensé qu'il fallait la rendre beaucoup plus originale.
Starfix : Votre travail sur la lumière et la couleur
au fur et à mesure de l'initiation du héros se réduit
à une seule teinte, à une source de lumière.
Il y a une sorte d'épuration progressive. Qu'est-ce que
cela doit suggérer dans le comportement du héros
?
Lynch : C'est effectivement une chose à laquelle
j'ai attaché beaucoup de sens. La prédominance
du doré-brillant-lumineux. Il y a des choses dans un film
qui sont les véritables sentiments exprimés du réalisateur.
Et leurs significations, comme cela s'est passé pour Eraserhead,
qui sont la vérité du réalisateur, dépendent
de l'interprétation de chacun. A ce
stade-là, je ne dicte jamais une loi, chacun est libre.
Starfix : Vous Semblez avoir voulu réduire les scènes
du batailles à leur plus simple expression. Ne vous
semblaient-elles pas vitales ?
Lynch : Si, tout à fait. Traiter uniquement de l'aventure
personnelle, intérieure de Paul, aurait été
une histoire passionnante, mais tout à fait différente.
Cela n'aurait pas été Dune. Les deux batailles.
principales qui sont décrites dans le texte de Dune font
partie intégrante de l'essence de l'histoire. Même
Si elles ne prennent pas, dans le livre, une importance narrative
étendue, leur signification se fait lourdement sentir
dans le récit.
Starfix : Avez-vous réalisé certaines scènes
de Dune en pensant à DuneII ?
Lynch : Non, sauf une très importante, que je ne vous
livrerai pas, car elle n'a rien à voir avec le livre.
Starfix : Dune est depuis 2001 : Lodyssée de lespace
le film SF qui a cherché à être le plus adulte.
Aurait-il dû coûter moins cher ?
Lynch : Si j'avais été irresponsable, incapable
de tenir mon plan de travail, j'aurais pu dire oui. Mais, Dune
est un labeur de trois ans et demi, dont je sais comment l'argent
a été dépensé. Et je peux vous affirmer
que le budget est entièrement sur l'écran. Il n'y
a pas eu de gâchis. Il n'aurait pu coûter moins cher;
ce sont les exigences de ce genre de projet. S'il avait été
tourné aux Etats-Unis, il aurait engouffré deux
fois et demie plus dargent.
Starfix : N'avez-vous pas peur que, du fait même de son
coût, Dune n'oblige Dino De Laurentiis à produire
Dune II, uniquement pour le rentabiliser ? Et le projet perdrait
de son innocence...
Lynch : Je ne fais pas du cinéma pour l'argent. Dino
aime ce projet depuis longtemps, mais il reste un homme d'affaires,
dont le but est de réussir. Il ne produira DuneII que si
le premier est un succès. Quant à moi, je réaliserai
le second parce qu'il y a énormément de choses que
j'aime dans cet univers. Généralement, je ne suis
pas un fou des séries et des suites.
Starfix : Pouvez-vous nous parler de Ronnie Rocket, ce fameux
projet ?
Lynch : C'est un vieux projet, que j'alimente constamment
d'idées, un film étrange dont l'univers se
rapprocherait de celui d'Eraserhead. Il dégage une atmosphère
de ville industrielle des années cinquante. C'est un film
qui traite de l'électricité. C'est une comédie
absurde et effrayante, une enquête de détective,
un film sur un petit bonhomme, Ronnie Rocket, qui mesure un mètre
de haut, qui a des problémes physiques, et surtout des
cheveux rouges. C'est aussi un film sur la musique, sur les
débuts du rock dans les années cinquante.
Starfix : Voyez-vous une coïncidence entre le rock'&'roll
et votre goût pour les monstres ?
Lynch : Sans doute. Vous en saurez plus dans Ronnie Rocket.
Starfix : Le rock'n'roll vous a-t-il manqué dans vos
trois films ?
Lynch : Oui, le rock... et les voitures !
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