Article tiré de « PREMIERE », numéro
de 1981. Par Marie-Elizabeth ROUCHY.
ELEPHANT MAN
Le grand prix du festival du cinéma fantastique dAvoriaz
et huit « nominations » aux Oscars 81 sont venus couronner
Elephant Man de David Lynch. Un film en noir et blanc qui associe
à lémotion, létrange.
Janvier 78. Eraserhead, le premier long métrage de David
Lynch remporte un prix spécial du jury au festival
du cinéma fantastique d'Avoriaz. La nouvelle fait
du bruit. D'une violence inouïe, quasi sordide, cette saga
décadente ne laisse personne indifférent.
On adore ou on abomine, le film est sur toutes les lèvres,
mais David Lynch ne se déplace pas pour recevoir son prix.
Du coup, on commence à lui bâtir une légende.
Décembre 80. Eraserhead sort enfin en France. Discrètement
: pas plus de deux salles, le film ne passe pourtant pas inaperçu
mais David Lynch est toujours mystérieusement absent...
La légende s'amplifie.
Janvier 81. Avoriaz à nouveau. Présenté en
clôture. Elephant Man, le second film de David
Lynch, fait un tabac et rafle tous les prix. Et cette fois, personne
ne songe à contester le palmarès. Un mois plus
tard, aux Etats-Unis, le film est nommé huit fois pour
les Oscars. Mais David Lynch est toujours inconnu...
Elephant Man, c'est l'histoire à peine romancée
de John Merrick, Anglais, monstrueusement déformé
à sa naissance, longtemps présenté au début
du siècle comme phénomène dans les foires
londoniennes et qu'un modeste chirurgien révélera
comme un être intelligent, cultivé, sensible. Comme
Eraserhead, Elephant Man a été tourné en
noir et blanc, témoigne des mêmes influences
cinématographiques et d'un singulier intérêt
pour les « monstres ». Mais après avoir révélé
sa face noire, David Lynch semble avec Elephant Man avoir cédé
à sa face rose.
Dun classicisme brillant, mettant en relief les valeurs
les plus traditionnelles de l'Angleterre Victorienne
Elephant Man ne sacrifie rien à la fantaisie esthético-décadente
dEraserhead. Sobre et pudique, d'une extrême
sensibilité, le film s'attache exclusivement au personnage
de l'homme-éléphant que l'on découvre
à partir de son entrée dans le monde feutré
et clos d'un hôpital britannique à l'âge de
vingt et un ans, pour ne le quitter qu'à sa mort. A vingt-cinq
ans.
Remarquable éclairage sur la manière dont on a toujours
exploité et maltraité les hommes « différents
», le film est aussi et surtout, un hommage à l'homme
Merrick trop longtemps réduit à l'état
de bête, et éternellement regardé comme
une « chose d'exception ». Presque un martyr, John
Merrick !
Déformé à la naissance à la suite
d'un accident dont sa mère a été victime
durant sa grossesse, il arrive dans l'existence la tête
monstrueusement tordue, les membres paralysés à
50 %, le dos ravagé par d'immondes malformations,
boursouflures, rougeurs, cratères de peau qui pointent
sous les vêtements. Son crâne est trois fois plus
gros que celui d'un individu normal, il ne voit que d'un il,
et ne parle presque pas. Pendant vingt ans, il croupit dans une
cage de cirque. Traité comme un chien par un directeur
peu soucieux d'humanisme : il est une vedette parmi les autres
monstres, si « classiques » ceux-là : surs
siamoises, nains, femme-serpent... Ce n'est qu'à la
ténacité curieuse et affectueuse d'un jeune
professeur en pathologie, le docteur Frederic Treves, qu'il
devra d'accéder enfin à l'état d'homme.
Et avec quelles difficultés ! Au cirque comme à
l'hôpital, il reste une bête curieuse. Même
son statut de pensionnaire permanent à lhôpital
ne change rien. John Merrick continue d'attiser la fièvre
du voyeurisme, le dégoût. Pire, la pitié.
Oh, déguisée ! Et les gens riches le célèbrent...
à leur manière. Car la haute-bourgeoisie est un
cirque au code aussi rigoureux que le prolétariat.
Et David Lynch dans tout ça ? Qui est cet individu tellement
épris d'anormalités - ftus malformé
(Eraserhead) ou phénomènes de foire (Elephant
Man) - qui les glorifie et sen moque tour à
tour ? Quel mal ronge cet être si doué, si multiplient
doué ?
Février 81. Enfin, il est là. La surprise est totale.
David Lynch n'a rien d'un Fassbinder américain, rien
non plus d'un extraterrestre. encore moins d'une erreur de
la nature. Ce vieux jeune homme de trente-cinq ans sent bon
le collège anglais, la bonne éducation et les vacances
en Suisse. Les cheveux sont roux, courts et lisses.
La raie au milieu du crâne est impeccable. Il porte
l'uniforme classique du parfait gentleman en représentation
- pantalon de flanelle grise, blazer bleu-marine, cravate club
- et discourt avec la courtoisie ironique d'un homme de lettres
qui s'amuserait encore du monde. Mais alors, d'où
viennent ces attirances « particulières »?
J'aime tout ce qui dépasse l'entendement, confesse-t-il
péniblement. Tout ce qui entoure dans la vie,
et que nous ressentons sans nécessairement le percevoir
clairement me fascine. C'est sans doute la raison pour laquelle
jai écrit Eraserhead. C'est sans doute aussi
ce qui me poussait auparavant vers la peinture, à
laquelle je me destinais à mes débuts... La
lecture du scénario dElephant Man a inévi-tablement,
produit un choc en moi. Cétait une sorte de réconciliation
entre l'horrible et le reste du monde, l'émotion mise
au service du monstrueux. Il existe un tel contraste entre le
physique repoussant de cet homme et son âme si belle, tellement
pure et généreuse, tellement plus pure et plus généreuse
que celle de la plupart des êtres normaux. I1 me semblait
impératif de lui rendre justice.
Depuis quelque temps, l'histoire de l'homme-éléphant
rebondissait dans le monde des Arts. Le livre du Docteur Treves
venait d'être réédité et une pièce,
avec David Bowie dans le rôle-titre, avait été
montée à Broadway sur ce thème. Et Mel Brooks,
qui souhaitait produire le film, avait vu Eraserhead : Il
disait à mon sujet : « Cet homme est fou. J'aime
cet homme », raconte David Lynch. Il m'a donné ma
chance. Curieusement, les choses se sont déroulées
de la même manière que pour Eraserhead. Arbitrairement,
on m'a fait confiance. Pour Elephant man, j'ai eu carte blanche.
Mais le film a mis plus d'un an à voir le jour..
Car il a fallu retravailler tout le scénario pendant
trois mois avec Christopher de Vore et Eric Bergren. Souci majeur
- et dément : coller le plus prés possible de la
réalité. On m'a reproché de privilégier
le comportement des gens riches et éduqués
à l'égard de l'anormalité. C'est faux,
se défend Lynch : je n'ai fait que suivre scrupuleusement
les faits indiqués par le professeur Treves dans son
ouvrage...
Mais qui pouvait interpréter, au prix d'un véritable
supplice physique, le monstre Merrick , David Lynch tranche ce
sera John Hurt, le compagnon de cellule drogué de Brad
Davis dans Midnight Express. Il est l'un des meilleurs acteurs
du monde. Le seul capable d'accomplir la performance exigée
par le rôle. Durant le tournage, il devait se lever chaque
matin à cinq heures. Le maquillage durait quelque
quatre heures. Après cela, il lui était impossible
d'effectuer le moindre geste de façon autonome.
Face à John Hurt, les autres comédiens sont
également de taille dans le rôle du Docteur
Treves, Anthony Hopkins, grand nom du théâtre
anglais qu'on avait déjà remarqué dans un
autre film d'épouvante - Magic - et, tout récemment
dans Changement de saisons aux côtés de Shirley McLaine.
John Gielgud (Providence et Le chef d'orchestre) tient,
avec son brillant coutumier, le rôle du directeur de
l'hôpital, d'abord peu favorable à « l'homme-éléphant
», et qui se rallie ensuite à la croisade du
Dr Treves. Enfin, Anne Bancroft, dans un personnage très
raffiné d'actrice de théâtre, et, qui s'attendrit
devant ce « monstre malgré lui ».
Dès la sortie du film aux Etats-Unis, les faits donnent
raison à David Lynch : la performance de John
Hurt lui vaut dêtre « nommé » pour
l'Oscar du meilleur acteur et Elephant Man est un gros succès
public. Les gens ont été, je crois, tout à
fait surpris par l'aspect attendrissant de ce monstre,
poursuit David Lynch. Horrifiés, surpris, mais attendris.
Comme s'ils découvraient une nouvelle dimension à
l'existence... Une émotion à laquelle je tenais
tout particulièrement... Elle m'obsède, elle me
poursuit, elle est mon royaume... David Lynch ? Un enfant sage
habité par les monstres...
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