Interview tirée des « CAHIER DU CINEMA »,
numéro 482. 1993. Par Bill KROHN, traduit de laméricain
par Serge GRUNBERG.
Créer des sons
Entretien avec David Lynch
La ressortie de Eraserhead, premier film de David Lynch, en copie
neuve et avec un son retravaillé en Dolby stéréo,
permettra à ceux qui ne connaîtraient que les dernières
oeuvres du cinéaste de comprendre ce qui se cache derrière
leur surface soi-disant clinquante et kitsch : une violence profonde,
viscérale et picturale. Au-delà des peintures au
vitriol de la famille américaine (cf. Twin Peaks), on trouve
un univers de phobies étranger à toute sophistication,
et fondement archaïque. D'où l'intérêt
de voir Eraserhead, matrice de toute l'oeuvre à venir de
Lynch, qui nous a accordé un entretien dans lequel il fait
le point sur sa conception très personnelle du travail
sur le son.
Comment a évolué la bande-son de Eraserhead
?
Eraserhead a été terminé en 1976 et commencé
en 1971. Alan Splet et moi avions travaillé sur un grand
nombre de sons avant de commencer le tournage effectif. Pour moi,
le son représentait la moitié du film. Si le cinéma
est aussi formidable, c'est parce quil y a le son et
l'image, et le temps, et toutes ces possibilités fabuleuses
de créer une sorte d'émotion totalement neuve,
le son est donc particulièrement important.
A cette époque, tous ces merveilleux équipements
électroniques d'altération des sons n'existaient
pas, et je voulais que le son soit très organique. De même
que je créais toutes sortes de choses devant la caméra,
je voulais créer des effets sonores avec Alan. Nous avons
donc mis au point des tas de petits accessoires étranges
avec lesquels nous avons fait des expériences, sans savoir
ce que nous allions obtenir. Beaucoup de ces sons s'avérèrent
inutilisables, mais beaucoup d'autres me donnèrent
des idées et générèrent des tonalités
d'ambiance qui ont été très importantes pour
le film.
Le reste de la bande sonore a été réalisé
en post-production sur le même principe - obtenir le meilleur
son possible pour le film. Nous avons créé un grand
nombre de pistes. Nous avons utilisé des bandes optiques
que nous trouvions dans les poubelles de la Warner Bros.
Nous étions stupéfaits et, je dois le dire,
assez tristes de voir la quantité de choses qu'on jetait
là-bas. Al a nettoyé la matrice et mixé l'intégralité
du matériel, et nous avons construit toutes les bandes
sonores à partir de ces chutes trouvées dans les
poubelles.
Vous n'avez donc fait appel à aucune sonothèque
ni à des sons électroniquement générés?
C'est ça. C'est à partir de nos installations
que nous avons créé des sons et que nous les avons
ensuite enregistrés sur le Nagra dAl. Nous les avons
alors équalisés et parfois ralentis. Nous n'avons
fait que ce qui nous était possible.
Expliquez-moi un peu plus ce que vous entendez par «
organique ».
Eh bien, c'est exactement comme dans les films numériques,
on ne peut encore pas faire des images totalement organiques
aujourd'hui...
Ça ressemble un peu à un dessin animé.
Oui... les choses organiques sont les plus difficiles à
réaliser. Je crois qu'il en va de même pour le son
: on ne peut pas créer certains sons numériquement.
Ils ont l'air toc. J'aime bien toutes ces techniques nouvelles,
mais j'aime aussi procéder comme nous l'avons fait,
Alan et moi : construire des appareils qui génèrent
des sons.
Donnez-moi un exemple.
Je vais vous en donner un très spécifique.
Il y a un son, lorsque la caméra passe au-dessus du lit
d'Henry, au moment où il semble être dans un bain
de lait avec la fille d'à côté. Ce son a été
créé en mettant un petit microphone dans une bouteille
d'eau gazeuse que nous avons ensuite enfoncée dans une
baignoire pleine. Nous avions mis une sorte de tuyau dans
le goulot de la bouteille, et nous pouvions murmurer dans le tuyau
et c'est l'eau, le verre, l'espace à l'intérieur
de la bouteille qui ont créé ce son étrange.
Il y a aussi des sons de vent, et d'autres sons effrayants
et bas en arrière-plan...
...des bourdonnements...
Oui.
Nous avons enregistré beaucoup de ventilateurs d'aération,
à lintérieur même des conduits d'aération...
puis nous avons ralenti les enregistrements tout en remontant
les basses pour créer ces « présences
», comme nous les appelions. Ce sont des ambiances. sans
être tout à fait des ambiances. Chaque scène
a une présence qui a été mise au point
de cette façon... pas très subtile, comme vous le
voyez.
Avez-vous remarqué que toutes ces « présences
» ont été copiées par dautres
cinéastes ? Je crois qu'on les a utilisées dans
beaucoup de films d'horreur et de science-fiction, et bien
sûr dans Barton Fink des frères Coen.
Ça a effectivement dû influencer quelques personnes.
La bande sonore d'Eraserhead ressemble vraiment à
un morceau de musique. On pourrait presque en faire un disque.
Mais c'est un disque ! Pas l'intégralité de la bande
son, mais de grands extraits. Pour moi, cest comme
une symphonie. Quand un film parvient à l'abstraction,
la bande sonore peut être considérée comme
une oeuvre musicale.
Quel est le pourcentage de sons que vous avez créés
avant le début du tournage ?
Je dirais... un bon quart.
Jusquà quel point cela a-t-il influencé
le film ?
Tout ce qui est fait d'avance et qui concerne la tonalité
générale aide grandement. Mais j 'écoute
toujours de la musique en écrivant, et très souvent
j'écoute de la musique en tournant. L'ingénieur
du son met de la musique dans mes écouteurs; j'entends
le dialogue, mais je peux aussi entendre la musique. Cela m'aide
à trouver un rythme et à vérifier si
les dialogues fonctionnent harmonieusement avec la tonalité
générale que je désire. Alan m'avait aussi
fait connaître Fats Waller que je ne cessais d'écouter.
Bien sûr nous l'avons modifié aussi, mais la tonalité
de cet orgue d'église baptiste de 1927 sur lequel jouait
Fats Waller a vraiment été déterminante.
La première fois qu'Henry marche le long de cette espèce
d'entrepôt; il entend cette musique, très faiblement,
et à longue distance. Ceci et les présences, et
certains des autres sons dont on ne peut trouver l'origine dans
le film, imposent le sentiment d'un monde plus vaste qui serait
comme bombardé par quelque chose venu de l'espace.
C'est le son qui contribue pour beaucoup à la création
de l'environnement. (C'est un monde industriel très oppressant.
En effet, mais il y a aussi...
...un contexte plus vaste, c'est vrai.
Prenons l'exemple d'un son qui vient de quelque chose dans
le champ le bourdonnement de la lampe.
Nous avons enregistré des ampoules fluorescentes et d'autres
ampoules classiques. Nous avons mis du sucre sur les ampoules
chauffées puis nous avons tout ralenti.
Lorsque vous voyez une image dHenry dans sa chambre sans
aucun son, il reste un nombre infini de possibilités pour
le son que vous allez mettre. Je dis toujours qu'il n'y en a pas
vraiment un qui soit parfait. Il y a peut-être dix
ou vingt sons sur un million qui marcheront, mais on sait quand
ça marche, et on sait quand ça ne marche pas. Il
faut persévérer
Depuis Eraserhead, vous avez réalisé nombre de
films avec de plus gros budgets. Est-ce que votre travail
sur le son a évolué dans la mesure où vous
aviez plus dargent à votre disposition ? Je ne
pense pas que les moyens financiers vous ouvrent plus de
champ. C'est le temps qui compte.
Vous en aviez davantage à l'époque d'Eraserhead.
Exactement ! J'étais riche en terme de temps. Mais lorsqu'on
a beaucoup d'argent, on doit également subir une grande
pression. J'ai toujours fait en sorte de laisser le travail me
remettre en question, et quand on procède de cette
façon, on sait quelle musique convient, on sait quels sons
iront ou pas, à condition de bien rester à l'écoute
de son matériel. Chaque film est différent.
Avez-vous appris quelque chose de neuf qui ait joué
un rôle dans cette nouvelle version d'Eraserhead ?
Je vais vous dire ce que j'ai appris, d'une certaine façon.
Il y a davantage d'équipement et on apprend rapidement
ce que ces techniques peuvent apporter, aussi de nouvelles
opportunités apparaissent-elles. Mais en même
temps, on peut créer tous les sons de l'univers dans
une chambre de motel, à condition d'avoir un Nagra et un
équipement très raisonnable. On peut écrire
des symphonies dans cette chambre.
Vous avez continué à utiliser des « présences
» dans tous vos films.
Pas autant que dans Eraserhead, mais ça reste très
important pour moi.
Prenons précisément Elephant Man... quelle sera
la grande différence entre ce film et Eraserhead ?
Ce qui m'a passionné, en ce qui concerne le son, avec
Elephant Man, c'est qu'il s'agissait du commencement de la révolution
industrielle et qu'il y avait donc beaucoup d'installations qui
produisaient des bruits. La seule restriction, c'est qu'il ne
pouvait s'agir de faire un tour de force avec des sonorités
industrielles... parce qu'il y avait aussi l'intrigue. Elephant
Man était donc plus réaliste, mais il contenait
beaucoup d'abstractions très importantes au niveau de la
tonalité générale. Comme lorsque Elephant
Man est au grenier, le son de l'horloge crée un joli effet
- il est assis tout à côté d'elle, et c'est
un son mécanique et de mauvais augure. Il y avait beaucoup
de possibilités de renforcer par le son ce qui se passait
à l'écran.
Quant à Twin Peaks, dans quelle mesure ce film vous
a-t-il poussé à lexpérimentation de
nouveaux sons ?
Twin Peaks se passe dans le nord-ouest de l'Amérique. C'est
un environnement totalement autre, et le problème consistait
à trouver des sons qui soutiennent la tonalité
générale que nous désirions. Les forêts,
avec le vent, avaient un certain rôle. Tout cela est si
important - la musique, telle sorte de musique, sa force ou sa
faiblesse par rapport au vent, avec parfois des sons très
abstraits qu'on y mêle, tout cela contribue à une
ambiance qui renforce le tout.
Avez-vous eu envie, de temps en temps, de vous servir du bruit
des forêts à des fins non réalistes ?
Je crois qu'à la fin du premier épisode, il y a
le vent en off pendant toute la dernière partie.
Puisqu'il n'y a pas eu à proprement parler d'évolution
technique dans votre travail du son, pourquoi avez-vous
décidé de refaire celui d'Eraserhead ?
J'en avais envie, mais je n'en avais jamais eu l'occasion.
Aussi, quand le film m'est revenu au bout de dix ans de distribution,
j'en ai parlé à Al et nous nous sommes mis d'accord
sur le fait de refaire le son en stéréo. Nous sommes
partis de la bande optique 35 millimètres. Chaque son est
exactement le même, mais en stéréo. Cependant,
pour qu'il en soit ainsi, il ne suffit pas d'appuyer sur un bouton.
il faut isoler chaque élément et réassembler
le tout une nouvelle fois. Je travaillais avec Alan deux
jours sur sept. L'idée maîtresse consistait à
étaler les sons et à obtenir plus d'étendue
dynamique et de puissance sur les pistes. Beaucoup de ces sons
ne valaient plus rien lorsqu'on les étalait, mais d'autres,
comme les atmosphères et les présences pouvaient
l'être. Ma principale motivation c'est qu'ainsi, les sons
acquièrent beaucoup plus de puissance. J'ai toujours
voulu augmenter le volume sonore sur Eraserhead... pas de
façon assourdissante, mais afin de le ressentir mieux et
d'entrer dans cet univers. Aujourd'hui, le volume sonore est très
élevé dans une bonne salle d'exclusivité;
je trouve ça très bien. Mais Eraserhead a été
projeté dans beaucoup de salles qui ne profitaient pas
de ces progrès. Aussi ne montaient-ils pas suffisamment
le volume sonore ou, s'ils le faisaient, les haut-parleurs se
mettaient à grésiller... Lidée était
d'entrer dans une salle, de voir la lumière s'éteindre
et d'entendre un son vraiment énorme, et de pouvoir flotter
dans un rêve, de pouvoir sentir cette puissance.
A l'époque, nous ne pouvions tout simplement pas nous
permettre la stéréo. C'était vraiment un
film de pauvres. Mais nous avions gardé l'espoir de faire
en sorte que ça devienne vraiment très puissant
un jour. Aussi, quand nous en avons eu l'occasion, nous sommes
passés au Dolby stéréo.
Vous savez, c'est vraiment très frustrant de projeter le
vieil Eraserhead après un film en stéréo
vous passez de l'un à l'autre et vous avez la sensation
que tout est au centre, que le son est vraiment petit. Il faut
monter le volume sonore le plus possible, et malgré cela
vous n'obtenez toujours pas cet étalement prodigieux. Lorsque
nous avons terminé, tout était en place. C'était
une copie parfaite. Le timing, sur la copie, était parfait,
le son énorme et étalé tout au long de l'écran,
et c'était merveilleux.
Est-ce que vous avez réalisé cet effet sonore
qui me fait toujours sursauter; lors que le son tient derrière
nous ?
Alan n'est pas très fort pour le surround. Je ne crois
pas beaucoup à ces trucs qui éclatent dans votre
dos. Pour moi, la plupart du temps, ça ne fait que
vous distraire du film.
C'est vraiment ce que j'ai ressenti avec la nouvelle version
remixée d'Othello d'Orson Welles.
Ça distrait de l'essentiel.
Parlez-moi un peu de votre travail avec Alan Splet.
Quand j'ai rencontré Alan Splet, il mixait des films industriels.
J'avais travaillé avec un autre ingénieur du
son pour The Alphabet, et quand il m'a dit qu'il ne pouvait pas
faire le film, il m'a recommandé Alan. J'en ai été
très peiné jusqu'à ce que je découvre
la dextérité et l'enthousiasme d'Alan. Sur The Grandmother,
nous avons travaillé entre neuf à quinze heures
par jour, puis pendant cinq ans sur Eraserhead, pas de façon
continue, mais souvent neuf à dix heures par jour.
Ensuite nous avons fait Elephant Man et Dune, et après
cela j'ai travaillé avec d'autres techniciens puisqu'Alan
vit à Berkeley.
Alan est un très grand ingénieur du son, d'une sensibilité
très rare, puisqu'il est aveugle. Il est difficile de décrire
notre façon de travailler, mais il sait toujours où
je veux en venir, et c'est si important d'avoir quelqu'un qui
soit sur la même longueur d'onde. C'est un très bon
ami à moi.
Qu'avez--vous fait du morceau l'orgue de Fats Waller ?
Je crois qu'à présent, il est en stéréo.
Mais vous savez, quand nous avons fait Eraserhead, nous n'avions
pas les moyens d'acheter les droits mondiaux du morceau de Fats
Waller, aussi nous sommes-nous servi d'un autre morceau pour les
versions destinées à l'étranger. Mais Ciby
Sales, qui distribue la nouvelle version, a réuni une somme
suffisante avec les pré-ventes, pour nous permettre d'acheter
les droits et aujourd'hui, le beau Fats Waller va dans le monde
entier !.
|