Eraserhead : L'empire des sens, par
Serge Kaganski
Article paru dans Les Inrockuptibles, numéro 58, été
1994.
Avant les rosiers de Blue velvet, les montagnes de Twin Peaks
ou la virée de Sailor et Lula, David Lynch avait accouché
d'Eraserhead, son bébé de celluloïd le plus
monstrueux - qui renaît cet été. Un enfantement
dans la douleur, cinq années de travail aboutissant à
son film le plus radical : une plongée oppressante dans
les sombres profondeurs de son inconscient.
Voir ou ne pas voir.
Dans les dernières semaines de l'année 1977, on
commençait à voir déambuler dans les rues
de Greenwich Village des passants arborant un badge mystérieux.
Le macaron proclamait juste un laconique "I saw it"
sans plus d'explications. Qu'avaient donc bien pu voir ces quidams
? Le yéti ? Elvis Presley au McDonald du coin ? Le fantôme
de Kennedy? Dieu lui-même hélant un taxi jaune ?
Johnny Rotten ? Non, il s'agissait simplement d'un petit film
indépendant, le premier long métrage d'un réalisateur
inconnu, David Lynch. "Lors des premières projections,
la plupart des gens étaient révulsés. J'ai
eu des critiques terribles, c'était un désastre.
Heureusement pour moi, quelques rares personnes ont aimé
Eraserhead. Notamment le distributeur new-yorkais Ben Barenboltz.
Grâce à lui, lefilm a trouvé une salle où
il était projeté à la séance de minuit.
Sans publicité, en restant longtemps à l'affiche
et en construisant sa réputation sur le bouche à
oreille,, le film s'est trouvé un public. Eraserhead est
devenu un succès sans publicité, sans promotion,
sans hype, grâce à des gens qui n'ont pas écouté
les critiques mais leurs amis. C'est magnifique d'obtenir le succès
naturellement, sur la longueur.
Malheureusement, cette tradition des séances de minuit
est en train de disparaître. Maintenant, un film doit trouver
son public dès la première semaine d'exploitation,
sinon il est foutu." Le premier film de Lynch allait ainsi
rester à l'aitiche du Waverly Cinema de Bleecker Street
pendant quatre années d'affilée. Comme le suggérait
laconiquement le badge, Eraserhead fait partie de ces films qui
divisent les gens en deux camps bien distincts: ceux qui l'ont
vu et les autres. On sort de la vision de ce cauchemar surréaliste
extrêmement révulsé ou extrêmement entiché
ou bien encore extrêmement interloqué : mais impossible
de rester tiède ou indifférent. Comme un séjour
en prison, un dépucelage, une première écoute
du Velvet ou des Smiths, la vision d'Eraserhead est une expérience
mémorable, de celles qui amènent à réviser
ses propres critères de jugement, à rebattre les
cartes de son fragile château esthétique. Eraserhead
ne ressemblant à rien de connu (si ce n'est les futurs
films de Lynch), il y a bien, pour ceux qui l'ont visité,
un "avant" et un "après".
Philadelphia story.
Eraserhead vient de nulle part - en tout cas pas de l'histoire
du cinéma. David Lynch a grandi dans les petites communautés
rurales du Montana, de I'ldaho et de la Caroline, les équivalents
de Lumberton ou de Twin Peaks. Sa culture de base est celle de
tout gosse américain : BD, télévision, films
populaires et hamburgers. En matière de cinéphilie,
il est clair que Lynch n'a pas vécu à Paris, entre
Action Christine, Cinémathèque et Cahiers du cinéma.
De son enfance, il ne retient pas de films marquants, mais les
insectes qui grouillaient dans le jardin ou la résine noirâtre
qui suintait des troncs d'arbres. Pour lui, le grand choc culturel
sera d'étudier aux beaux-arts de Philadelphie. Il y découvre
la peinture, les arts plastiques, un discours esthétique
et ce qu'on appelle un "environnement culturel". En
matière de cinéphilie, il se découvre trois
cinéastes de prédilection : Bergman, Fellini et
Kubrick. Pourtant, ses premiers courts métrages ont plus
à voir avec l'animation, le collage et les arts plastiques
qu'avec le cinéma. Mais par-dessus tout, le petit plouc
des forêts du Montana découvre l'enfer de la vie
en ville, particulièrement dans l'atelier où il
habite, en pleine zone industrielle. Agressions, rues mal éclairées
et désertes, paranoïa deviennent son lot quotidien.
"Mon influence essentielle ne venait pas du cinéma,
de la littérature ou des arts plastiques : c'était
Philadelphie, Pennsylvanie. Eraserhead est mon Philadelphia story
(Indiscrétions, célèbre comédie de
Cukor avec Grant, Stewart et Hepburn, qui n'a quand même
pas grand chose à voir avec le film de Lynch). J'ai vécu
quelques années à Philadelphie et l'idée
du projet Eraserhead est née de cette expérience."
Don't acte Eraserhead vient quand même de quelque part.
La vie de cinéaste indépendant est un long fleuve
tranquille.
David Lynch quitte Philadelphie pour Los Angeles où il
étudie le cinéma à l'AFI (American Film Institute).
En 72, il envisage d'utiliser sa bourse de fin d'études
pour réaliser son premier long métrage, Eraserhead.
Mais échaudé par des expériences peu concluantes,
l'AFI ne l'autorise pas à dépasser les quarante-deux
minutes. Lynch accepte et prévoit un tournage de six semaines,
prévision qui s'avérera légèrement
à côté de la plaque. "Le tournage a pris
cinq ans, essentiellement pour des raisons financières.
Nous n'étions en tout et pour tout que cinq ou six personnes
sur ce film. Nous devions tout faire nous-mêmes. Moi, j'ai
mis la main à la pâte pour certains décors
ou effets spéciaux. Dans ces conditions, tout prend plus
de temps." Hors les cinq comédiens, l'équipe
du film est réduite à sa plus simple expression
et pendant cinq ans, ces quelques fous furieux abattent le boulot
habituel de quarante personnes : Herbert Cardwell puis Frederick
Elmes (chef op de Meurtre d'un bookmaker chinois) se succèdent
à la photo, Doreen Small est directrice de production et
accessoiriste, Alan Splet est ingénieur du son et monteur,
Catherine Coulson - épouse de l'acteur interprétant
le rôle principal, Jack Nance, et future "femme à
la bûche"- est assistante à tout faire, coiffeuse,
scripte, cuisinière, etc. David Lynch est l'homme à
tout faire qui dirige toute cette petite ruche. Il écrit
et réécrit le scénario, deale avec les gens
de l'AFI, dirige les acteurs, construit les décors, dessine
les storyboards, règle la mise en scène, choisit
la musique, crée les effets spéciaux ; après
le tournage, c'est encore lui qui supervisera le montage et le
mixage. Lynch est un obsessionnel, un perfectionniste qui ne laisse
rien au hasard. "Chaque élément d'un film doit
être aussi bon et travaillé que possible. Il ne faut
négliger aucun aspect d'un film afin qu'il soit clair et
compréhensible, du moins sur le plan intuitif.
Tout est fondamental : chaque morceau de dialogue, chaque détail
de l'éclairage, chaque costume, chaque décor chaque
mouvement d'acteur ou de caméra, chaque morceau de musique,
chaque son... Tout doit être soigné de façon
à ce que l'ensemble final soit réussi - ou raté.
Il faut aussi se laisser aller aux expérimentations, se
fier à son intuition. Quand un film est terminé,
on doit le sentir de tout son corps." La grande chance de
Lynch est l'AFI. Non seulement ces gens lui foutent une paix qui
rendrait fou n'importe quel producteur, mais ils lui fournissent
en sus des locaux gratuits et permanents. L'AFI est localisée
dans une grande et vieille demeure hollywoodienne: on permet à
Lynch d'utiliser les anciens communs, bâtiments des domestiques
qui ne servent plus. Il dispose ainsi d'un véritable mini-studio,
trois pièces dans lesquelles sera tourné l'essentiel
du film. Pendant un an, l'AFI fait confiance à Lynch et
à son équipe, lui fournissant argent, pellicule
et matériel. Lynch incorpore au fur et à mesure
de nouvelles idées. "Mon script originel ne faisait
qu'une vingtaine de pages. Eraserhead est un film abstrait, une
sorte de rêve : il ne faut pas perdre de vue qu'il s'est
fait de manière intuitive et non pas intellectuelle. C'est
un film qui a changé et grandi au fur et à mesure
de sa conception et de sa fabrication." Tout de même,
au bout d'un moment, l'AFI commence à sentir comme une
odeur de pâté. Pour un moyen métrage, le tournage
semble rudement long. En outre, la seule fois où Lynch
ose montrer une scène du film (le repas chez les beaux-parents),
il se fait traiter de cinglé par un producteur furibard.
Pas complètement fou, Lynch refuse dès lors de montrer
les rushes, il préfere présenter son film terminé.
Quand l'AFI décide de couper les vivres, l'auteur de Blue
velvet en est réduit aux expédients. "Nous
n'avions pas d'argent, le tournage a été interrompu
plusieurs fois. Dans ces moments-là, je devais repartir
à zéro, convaincre des gens, trouver des fonds nouveaux
pour redémarrer. Le tournage avançait ainsi, cahin-caha,
une scène tournée, quelques semaines d'interruption,
une autre scène tournée, etc. A un moment, je vendais
le Wall Street journal la nuit pour subsister et continuer."
Lynch sacrifie tout à son film : sa femme, son logis, ses
heures de sommeil. Il campe en cachette sur le plateau de tournage.
Finalement, grâce au concours financier de parents et amis,
grâce à George Stevens Jr qui obtient des crédits
de labos, grâce à l'ingéniosité technique
de Lynch (maquettes, animation, image par image), le tournage
finit par être bouclé. Lynch et Alan Splet travaillent
encore quelques mois sur le montage et le peaufinage de la bande-son.
Ils veulent terminer le film à temps pour le Festival de
Cannes 76, mais en loupent les émissaires à quelques
jours près. La première mondiale publique a finalement
lieu le 19 mars 77 au Filmex, le festival de Los Angeles.
Parle à mon signifiant, mon signifié est malade.
Tout spectateur qui sort d'une projection d'Eraserhead cherche
évidemment le sens, la signification profonde de cet objet
monstrueux et passablement remuant, Un premier réflexe
consiste à ne voir là qu'un travail formaliste creux,
voire une bonne blague de potache. Ce que Lynch récuse
avec véhémence : "Absolument pas ! Ce film
n'est pas une mauvaise blague, il n'y a dedans aucune intention
ironique. Je l'ai fait avec le plus grand sérieux, ça
a pris cinq années de ma vie. Le cinéma était
un rêve. J'ai vécu dans un rêve pendant cinq
ans." On pourrait aussi se dire qu'Eraserhead n'est que le
dernier artefact d'une tradition bien américaine, l'esthétique
trashy. Lynch, petit punk, un Sid Vicious de la caméra,
un bricoleur superficiel ne poursuivant qu'un but : choquer le
bourgeois et faire parler de lui ? Après la projection
du Filmex, le journal Variety parlait "d'un écoeurant
exercice de mauvais goût, d'un film ayant des qualités
techniques mais dépourvu de substance et de subtilité".
Là encore, mauvaise pioche. "Je n'avais aucune volonté
consciente de choquer.
Entreprendre un film avec l'idée de faire réagir
le public d'une certaine façon, c'est mettre la charrue
avant les boeufs. Il faut faire les films de façon honnête
par rapport à soi, ne prendre les décisions de mise
en scène qu'en fonction de son propre instinct. Il faut
éliminer les idées qui ne fonctionnent pas et développer
celles qui marchent, sans se préoccuper de ce que pensera
lepublic. Si on essaye de le manipuler ou de lui faire plaisir
à l'avance, vos films ne représenteront jamais ce
que vous ressentez au fond de vous-même. C'est une mauvaise
approche du métier de cinéaste. En cela, je me différencie
fondamentalement d'un Hitchcock, qui manipulait son public. J'aime
beaucoup Hitchcock, notamment Fenêtre sur cour, qui me fait
rêver, qui s'aventure dans des zones bizarres, qui contient
des choses qui ne peuvent être expliquées par les
mots. Mais nos approches de la mise en scène divergent
radicalement." En fait, plus on parle avec David Lynch, plus
on se rend compte qu'il est loin d'une certaine image de manipulateur
arty, de hipster malin, de cinéaste un peu fumeux dont
l'univers se limiterait à un formalisme design ou à
une griffe bizarroïde. Lynch est très différent
d'un Hitchcock auquel on le compare souvent, mais aussi d'un John
Waters. Le cinéaste de Baltimore observe le mauvais goût
banlieusard avec un humour potache, une distance d'esthète.
Chez Lynch, c'est plus grave, plus profond, plus troublant. L'ancien
scout de Missoula ne plaisante qu'à moitié, ses
obsessions ne sont pas celles d'un esthète, elles viennent
des recoins les plus sombres de son inconscient, elles ont pris
racine dans sa plus lointaine enfance. Lynch est fait du même
bois que les Roy Orbison ou Chris Isaak, ces chanteurs qu'il admire
et qui ornent ses bandes-son : des p'tits gars de la cambrousse.
Ils sont devenus saltimbanques, ils ont une sensibilité
artistique au-dessus de la moyenne certes, mais ils sont enracinés
dans les valeurs simples de l'Amérique profonde ; l'innocence
ontologique des petites gens leur colle aux semelles.
En clair, Lynch n'est ni l'intellectuel David Cronenberg, ni le
New-Yorkais Woody Allen. Ce qui rend le contenu d'Eraserhead d'autant
plus intéressant et insaisissable. "Mon film brasse
un grand nombre de choses. Mais quand un film est si abstrait,
si intuitif on n'a pas tellement envie de l'expliquer. Certaines
choses sortent de moi, certaines choses y apparaissent. On peut
direque c'est un film sur la famille, l'angoisse de la paternité,
la phobie du corps humain, que c'est peut-être lié
à mes propres angoisses. C'est un film très simple,
fauché et petit, mais il a plein de significations. C'est
un film abstrait, chacun peut y lire ce qu'il veut. Moi-même,
j'avais ma propre idée en commençant ce film. Mais
au fur et à mesure du tournage, j'ai découvert des
significations nouvelles. je l'ai revu deux ans après l'avoir
achevé et j'y ai découvert des éléments,
des niveaux de sens que je n'avais pas décelés avant.
Si je le vois dans cinq ans, je suis sûr d'y trouver encore
de nouvelles choses." On comprend ses réticences à
analyser. Voilà un cinéaste qui croit profondément
à l'intuition, à la magie des rêves, aux mystères
de la vie et de l'univers. Expliquer romprait le charme. Les critiques
et les spectateurs ont donc toute latitude d'interprétation.
Gérard Lenne voyait dans Eraserhead une parabole biblique,
le triangle père-bébé-homme de la planète
prenant la place de la sacro-sainte trilogie. Michel Chion perçoit
dans les Films de Lynch une réflexion sur l'impossibilité
de la mort: dans le Lynchland - et particulièrement dans
Eraserhead -, les cadavres ne sont pas enterrés mais finissent
vivants dans un monde parallèle. Film plutôt intuitif
que réfléchi, Eraserhead broie le noir de quelques
angoisses très humaines : peur de la paternité non
désirée, phobie du corps et de ses sécrétions,
trouille de la prison familiale, sexe flippant. Le critique américain
George Godwin développait cette piste de la phobie sexuelle
en expliquant que le bébé monstrueux figurait le
pénis du père, un pénis individualisé
échappant à son contrôle. A la fin, en crevant
le bébé, le père s'autocastrait définitivement.
Par ailleurs, contrairement à ce qu'affirme Lynch, on notera
une piste provenant de Kubrick, plus précisément
de 2001, l'odyssée de l'espace : cette façon d'inscrire
le destin de l'homme dans sa dimension cosmique, métaphysique.
Quand le père étripe le bébé, il rompt
la chaîne de la procréation et fait exploser la planète,
scène qui fait écho au foetus planète kubrickien.
Mais pourquoi cette obsession pour le difforme, le liquide, l'organique
? "Difficile d'entrer dans ce genre d'explications. Les gens
ont tous des fascinations, des obsessionspour diverses choses
: c'est ce qui fait tourner le monde. Il se trouve que j'aime
tous les phénomènes organiques : le feu, la fumée,
la chair, les liquides, les rêves. J'aime aussi les usines,
les situations désespérées, l'amour au milieu
du désespoir... j'aime tout cela sans nécessairement
le comprendre, sans comprendre pourquoi ça me fascine.
Chacun vient sur terre avec sa propre valise de sentiments et
il faut bien les exprimer. Beaucoup disent que faire des films
équivaut à une psychanalyse : je dis non, bobard.
On est obsédé ou amoureux de certaines idées
et on essaye de les appliquer par le cinéma. C'est ce qui
nous fait lever le matin et nous occupe pendant lajournée."
Sans doute ne faut-il pas chercher trop d'explications et se laisser
transporter docilement. Eraserhead s'adresse aux sens plutôt
qu'au sens.
Si tu savais l'effet qu'tu m'fais.
Les effets spéciaux les plus réalistes, les plus
inquiétants, les plus mystérieux et les plus bricolés
de l'histoire du cinéma : voilà un film qui fout
vraiment les jetons. Comment les poulets rôtis se mettent-ils
à danser ? D'où vient le liquide noirâtre
qui s'en échappe ? Quelle est cette substance qui dégouline
du bébé éventré : du plâtre
frais ? de la neige carbonique ? de la purée de céleri
? Et le joli nourrisson aux joues roses : un lapin écorché
? un foetus de mouton ? une carpe géante ? Lynch se refuse
à rompre l'omerta et s'énerve carrément.
"Aujourd'hui, il y a une vogue des "making of"
(reportage sur le tournage) : ça me désole complètement.
Comme si les magiciens se mettaient à dévoiler tous
leurs secrets, à expliquer les mécanismes de leurs
numéros.
C'est complètement absurde, une vaste blague ! C'est même
une blague malsaine : personne ne devrait se préoccuper
des coulisses du cinéma, des arrière-cuisines d'un
film. Ça casse toute la magie du cinéma, ça
brise le rêve !" De toute façon, le plus grand
"effet spécial" du film, c'est celui qu'il fait
au spectateur. Au delà de son look, une donnée fondamentale
contribue à faire d'Eraserhead un film unique : sa bande-son.
Orson Welles disait qu'un bon film devait pouvoir être suivi
les yeux fermés. Une boutade très sérieuse
qui fait prendre conscience que 90 % des films ne travaillent
pas le son : ils se contentent d'enregistrer clairement les dialogues
des personnages principaux et de renforcer certains moments dramatiques
par une musique appropriée. Lynch fait partie des 10 %
restants, la race des Welles, Godard et autres Tati. Pour lui,
le son constitue une matière, un univers global qui doit
être travaillé sous toutes ses coutures : la musique,
mais aussi les dialogues, les voix, les accents, les bruits de
fond... Lynch lui-même possède une voix reconnaissable
entre mille, nasillarde, avec ce phrasé lent, poli et vaguement
inquiétant des smalltowns guys. Dans Eraserhead, on entend
une rumeur d'usine permanente ; la diction des comédiens
est hors normes : bribes de dialogues, cris et chuchotements,
conversations parcimonieuses, parler traînant; la Dame du
radiateur est constamment accompagnée d'un orgue de music-hall
nostalgique... Cette matière orale contribue largement
à faire entrer le spectateur dans le film - voire même
à faire entrer le film dans le spectateur. Ici, la mise
en son est une partie déterminante et obligatoire de la
mise en scène. "Les sons et la musique sont des choses
tellement abstraites. Cette abstraction me plaît. C'est
pour cela qu'ils sont fondamentauxpour moi. Quand vous écoutez
de la musique ou de la matière sonore, cela ouvre tout
un monde à l'intérieur de vous-même, un monde
que l'on ne peut décrire avec des mots. Le cinéma
est aussi capable de ce genre d'abstraction, de monde purement
sensoriel."
De l'inutilité de la critique.
Premier film de Lynch, Eraserhead s'affirme coup de maître
au sens où c'est un film déjà totalement
lynchien, qui pose tous les thèmes, toutes les obsessions,
toutes les figures chères au cinéaste. La vision
tordue de la cellule familiale annonce celles de Blue velvet ou
de Twin Peaks ; la Dame du radiateur est une cousine du nain du
Monde Noir; les humeurs corporelles préfigurent celles
de Dune ; le bébé répugnant dont on découvre
le gros coeur battant va enfanter le motif central de Elephant
man, thème que Bo Diddley résumait par la formule
"You can't judge a book just by looking at the cover"
(On ne juge pas les gens à leur apparence)... Eraserhead
contient tous les futurs films de Lynch, si bien que le cinéaste
n'est jamais arrivé à surpasser un tel radicalisme,
une telle force et un tel mystère créatif. "C'est
le film le meilleur et le plus radical possible (rires) ... Nous
avions une liberté absolue queje n'ai jamais retrouvée
depuis. Et je me demande si cela se reproduira : nous n'avions
rien à perdre, personne ne nous embêtait, nous avons
fait ce film totalement à l'intuition. Cet ensemble de
conditions est plus facile à réunir quand on est
débutant. J'ai bénéficié de beaucoup
de liberté sur Blue velvet ou Sailor et Lula, mais ces
histoires étaient quand même moins abstraites.
Avec une histoire linéaire, on a plus de chances d'avoir
un public qui veut bien rester assis deux heures dans le noir,
mais cela oblige à abandonner quelques rêves profonds
et magnifiques. A Hollywood, avant qu'on ne vous autorise à
tourner un film, il faut qu'il existe sur papier, il faut un scénario
béton. Et si on en dévie, les gens de pouvoir s'énervent
après vous. Avant de vous laisser entreprendre un projet,
les gens d'Hollywood veulent comprendre dans quoi vous vous lancez:
cela élimine d'office de nombreux projets abstraits magnifiques.
J'ai eu la chance qu'Eraserhead ne passe pas par ces fourches
caudines-là. Cela dit, je peux vous affirmer queje ne ferai
jamais de ma vie un film 100 % concret, réaliste et dépourvu
de part de rêve. Je crois aux bonnes histoires, mais je
pense aussi qu'il faut ouvrir des brèches dans les histoires
pour permettre aux gens de rêver, de se laisser emporter."
Eraserhead est le film qui synthétise toutes les aspirations
artistiques du cinéaste, celui qui ressemble le mieux à
son idée du rôle, du statut et de la nature d'une
oeuvre d'art. "La clé d'une bonne oeuvre d'art est
d'être inexplicable. Un peintre peut faire des tableaux
magnifiques et être incapable de les analyser, de les expliquer
avec des mots. Le cinéma n'est pas basé sur les
mots.
A Hollywood, ce n'est basé que sur ces satanés mots
! Mais le cinéma est un médium très puissant,
il peut dire des choses impossibles à formuler avec des
mots. Tout le monde réclame des explications verbales :
c'est ridicule, on se limite avec des mots ! Un grand film de
cinéma échappe aux explications des critiques."
'Bien sûr, il fallait peut-être commencer ici. Si
Lynch a raison, tout cet article, tout travail d'exégèse
sont absolument vains. Il faudrait alors oublier ce qui précède
et courir expérimenter Eraserhead. Mais attention ! Pour
reprendre une juste formule de Michel Chion, c'est un film "dont
on ne revient pas".
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