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L
e premier effet, et pas le moins puissant, produit par Une Histoire vraie, c'est ce sentiment étrange d'être face à un film qui nous prend de lenteur, là où tant d'autres s'évertuent à nous prendre de vitesse. Une lenteur à laquelle on s'adapte d'autant plus rapidement, si l'on peut dire, qu'elle est ici naturelle et harmonieuse, accordée aux mouvements lents et à la gestuelle décomposée du vieil acteur qui occupera l'écran tout le film durant, l'octogénaire et considérable Richard Farnsworth dans le rôle d'Alvin. C'est donc tout le cinéma de David Lynch qui s'est mis au rythme de la vie d'un vieux, qu'il prend d'abord le temps de détailler sous toutes les coutures, y compris les plus intimes, comme dans cette scène introductive chez le docteur, qui présente Alvin en Adam fripé et inspecte sans fard son corps d'orang-outan fatigué.

Alvin, résident de Laurens dans l'Idaho, se remet d'une mauvaise chute lorsqu'il apprend que son frère, avec lequel il est brouillé depuis dix ans, vient lui aussi de subir les coups du sort: une crise cardiaque. Alarmé, Alvin prend la décision de rendre visite à ce frère qui habite dans le Wisconsin, de l'autre côté du Mississipi.

Le trajet consiste en une petite journée de route en voiture, mais Alvin va lui consacrer plusieurs semaines au volant d'un motoculteur John Deere 1966, traçant la route à 7 km/heure, avec une pointe à 35 km/h lorsque, frôlant le crash terminal, ses freins lâchent dans une pente à 5 %. Ce parcours, parfaitement riquiqui à l'heure de l'instantanéité électronique, Lynch le transmute en espace-temps élastique et potentiellement gigantesque, donnant à son film la consistance d'une droite caoutchouteuse qu'il étire à l'infini. Et, ainsi, c'est parti mon kiki: à une allure de peigne-cul, le tortillard d'Alvin sillonne la plénitude ouateuse des champs de maïs du Midwest en pleines moissons, scotché le long d'une ligne jaune qui défile au ralenti, croisant ici une jeune fugueuse enceinte, là un révérend sibyllin, ailleurs une chauffarde qui vient de percuter un daim et lui pleure sa colère d'en avoir tué trois de cette sorte en sept semaines. Avec celui qui gît sur la chaussée, Alvin se fera un méchoui de Bambi, nous permettant de savourer le sous-texte inconscient de l'affaire Straight Story: sur les affiches américaines du film, produit par Le Studio Canal + et Alain Sarde, il est écrit «Walt Disney présente», puisque c'est le premier film de David Lynch distribué par Mickey sur le territoire des Etats-Unis.

Pèlerinage. On retrouve là toute l'ambiguïté volontaire de ce projet, si particulier, si inattendu venant du metteur en scène de l'ésotérique et fumant Lost Highway: avec son grand film tout simple, Lynch a réussi le premier film d'auteur familialiste et mondial, irréductiblement premier degré, croit-on. Mais à bien des égards, le voyage d'Alvin peut aussi se lire comme un pèlerinage qui reste à déchiffrer, pas très éloigné de la Voix lactée de Buñuel, la constellation d'étoiles étant d'ailleurs le motif vivace d'un film guidé par des astres incertains. Tout voyage ayant sa part talismanique depuis au bas mot Saint-Jacques de Compostelle, on n'a pas besoin de chercher longtemps quel fleuve entreprend, une dernière fois, de traverser Alvin, Mississipi mis à part: l'Achéron, probably.

Ainsi, d'individus secondaires croisés au hasard de la route en paysages virgiliens et pourtant menaçants, une autre toile de fond se superpose à la façade trop convenable d'Une histoire vraie. Et, plutôt que d'afficher le zarbi constitutif de son œuvre là où on ne l'attend que trop, Lynch le distille par petites touches feutrées: la fixation d'Alvin sur un objet qui est en soi une métaphore (un «attrapeur» qui lui permet de saisir les objets sans se baisser); sa phobie inexpliquée qui lui interdit d'entrer chez les autres même lorsqu'on l'y invite; deux mécaniciens jumeaux indécidablement débiles, etc., comme autant de cailloux blancs déposés par un cinéaste qui n'a évidemment pas renoncé à visiter son propre cinéma, réputé turpide.

Avis de tempête. Pourtant, le vrai centre de gravité du film pourrait bien se situer ailleurs, dans cette observation de la vieillesse par laquelle Lynch démontre combien le cinéma est aussi une formidable machine à enregistrer le travail de la mort de saison en saison ou, ce qui revient au même, une magnifique machine à enregistrer la vie comme refus de l'immobilité, la vie comme force au sens littéral antistatique, force molle en l'espèce, et au bout du rouleau, mais irrépressible. Dans un bar où Alvin fait halte pour demander son chemin, on voit en arrière-plan une télé où s'affiche le message «Big storm ahead» (avis de grosse tempête) et c'est peut-être un autre cataclysme naturel, qui nous pend en effet au nez, que Lynch entend évoquer: le cinquième âge de l'humanité moderne telle que le préfigure cette Amérique vieille, éculée, épuisée, et de plus en plus majoritaire, que le cinéaste regarde au fond des yeux, qu'elle a fort vitreux. De ce point de vue, Une Histoire vraie ressemble à s'y méprendre à une Nuit du chasseur de la vieillesse.

Il n'est sans doute pas indifférent non plus que la plupart des personnages du film soient des pauvres, des Américains humbles et modestes: dans le contexte de cette Amérique jeune, hédoniste et promise à l'opulence perpétuelle qu'on nous vend tous les jours, un film qui additionne le parti pris des vieux et celui des fauchés résonne facilement comme une indésirable prophétie en forme de cri de guerre.

OLivier Séguret

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