«C'est
mon film le plus expérimental»
Lynch a voulu «voir ce
qu'il y a à faire quand on dispose de peu».
RECUEILLI PAR DIDIER PÉRON ET LAURENT
RIGOULET
Fantastiquement
élégant et lointain, un peu évasif et ironique, entre deux bouffées
de cigarette (des American Spirit) tenue du bout des doigts, David
Lynch reçoit la presse dans un salon de palace parisien, en sachant
qu'il ne peut véritablement répondre aux questions, lui qui se
méfie des mots, qui a horreur des explications. Il parle néanmoins,
avec son étrange voix de Daffy Duck, et l'on boit avidement chacune
des paroles du «maître» américain que d'aucun considère (à raison)
comme un dieu.
Pouvez-vous d'abord nous expliquer pourquoi «Mulholland Drive», le
nouveau feuilleton dont vous avez déjà tourné le pilote, a finalement été
rejeté par la chaîne ABC?
A l'époque de Twin Peaks, le feuilleton, tout s'est mis
en place très vite. J'ai filmé un pilote et ça a décollé. Mulholland
Drive a été une expérience de travail formidable, mais quand on l'a
proposé aux décideurs de la chaîne, ils ont détesté ça. A la télé, il y a
de plus en plus de gens qui veulent se mêler de tout. Les
networks sont aux abois, leurs chiffres d'audience chutent
un peu plus chaque année, les gens regardent le câble et ils ne
s'intéressent plus aux programmes des grands réseaux. Je voulais quand
même tenter l'expérience, je croyais que je retrouverais le même état
d'esprit que pour Twin Peaks, où l'on m'avait laissé libre. Mais en
dix ans, tout a changé. Je ne saisis pas tous les problèmes, mais la
télévision tourne mal. Le pilote qu'ils m'ont commandé pour Mulholland
Drive était dix minutes plus court que celui de Twin Peaks afin
de vendre davantage d'espace publicitaire. Comme l'audience baisse, les
annonceurs paient moins, il faut donc multiplier les spots pour envisager
des bénéfices sur un projet comme le mien. L'argent a vraiment pris le
dessus, le show n'existe plus.
La multiplication des chaînes offre des possibilités, mais elle rend
un peu plus illusoire l'idée de proposer un travail comme le vôtre à un
très large public.
Tout est fragmenté. L'offre est énorme. Il y a un bon côté à ça,
avec l'Internet, on peut même se dire qu'un jour tout le monde pourra
émettre son propre programme. Mais combien de personnes le regarderont? Ce
qui se passe en ce moment est complètement fou et je ne sais pas où ça
mène, mais c'est en marche!
Par sa bonté, «Une histoire vraie» peut paraître atypique dans votre
filmographie.
Oui, à l'exception d'Elephant Man. Ce qui m'a séduit à la
lecture de script de Mary Sweeney (sa compagne et monteuse, ndlr) et John
Roach, c'est qu'il s'agit d'une histoire simple et vraie. J'en sentais
l'émotion et je voulais la transposer à l'écran. Peu de films m'ont
véritablement ému (après une longue pause, il ne parvient à citer que
la Strada). On voit souvent des gens pleurer à l'écran sans rien
ressentir, il y a un fossé, alors que parfois on découvre l'alchimie qui
peut rendre un film poignant.
Dans votre cas, l'émotion peut venir de quelque chose de très
abstrait...
Toujours. Il y a un secret dans l'abstraction parce que ça
déclenche chez le spectateur une réaction qui lui est très personnelle, ça
le remue de l'intérieur, il ajoute quelque chose de sa propre expérience à
la vision du film et c'est ce qui peut rendre les choses bouleversantes.
Il y a un sentimentalisme dans ce film...
Je ne pense pas.
... qui évoque certaines chansons country.
Oui, d'accord. Mais alors il faut voir les choses ainsi :
il y a actuellement un fort courant de cynisme et d'ironie. Si on est
cynique et on regarde les choses d'un certain point de vue, rien ne se
passe. Le cynisme est une forme de protection, on ne veut pas se faire
avoir et, en même temps, on a peur de trop se fermer et de ne plus rien
ressentir. La musique country à l'origine était une forme très pure qui
touchait les gens au plus profond d'eux-mêmes mais c'est devenu un cliché.
Alors qu'à mon avis, la country est proche des grands opéras italiens. De
la musique d'Une histoire vraie, sur laquelle j'ai travaillée comme
d'habitude avec Angelo Badalamenti, on pourrait dire que c'est de la
country symphonique.
Comment avez-vous travaillé la bande-son?
D'une certaine manière, c'est mon film le plus expérimental. Il
ne s'y passe pas grand-chose, donc chaque détail devient important. La
moindre variation sonore prend du relief. Quand nous tentions des choses
nouvelles, c'était une véritable expérience que de les introduire sans
toucher à l'équilibre de l'ensemble. Dans la partition musicale, nous
enregistrions le début des morceaux à l'envers, nous ajoutions un effet de
réverbération, et nous réinversions le tout. Ainsi, la réverbération enfle
et croît sur la première note, on la sent venir avant qu'elle ne soit là,
ça adoucit son entrée et les fins sont travaillées de la même manière. Les
choses naissent et meurent doucement, c'est un film tranquille. Je l'ai vu
lors d'une avant-première à Los Angeles où le public n'arrêtait pas de
faire du bruit, ça me rendait fou. La réaction des spectateurs devient
parfois un élément de la bande-son et ça me tue.
Vous semblez chercher, dans votre façon de filmer, l'harmonie avec
les paysages de campagne de l'Iowa.
La caméra flotte, oui. Il y a quelque chose qui me fascine dans
le rapport entre l'homme et la nature. Quand j'aperçois une personne dans
un champ, je trouve la vision magnifique, la texture de l'humain
confrontée à celle du paysage me transmet un sentiment d'harmonie. Comme
mon héros se déplace très lentement, le climat, les nuages, les champs,
deviennent à leur tour des personnages, plus que dans n'importe quel autre
film
On a aussi le sentiment qu'il n'y a dans ce parcours aucun endroit
où se cacher...
Non, aucun. C'est si simple et direct. Il n'y a jamais vraiment
d'endroit où se cacher dans quelque film que ce soit d'ailleurs; mais
parfois on sent qu'on peut déplacer les choses d'une manière ou d'une
autre, faire des expériences, alors que ce film, je l'ai tourné séquence
par séquence, dans la continuité, tel qu'il doit être montré. Il n'y a pas
moyen de biaiser, on est enchaîné à ce dont on dispose, et ça n'est pas
grand-chose. C'est ce qui m'intéressait, voir ce qu'il y a à faire quand
on dispose de peu...
Alvin Straight refuse toujours d'entrer dans la maison des gens qui,
sur son parcours, l'invitent à se reposer.
Une réponse à ça(rires)? Il ne veut pas déranger.
Dans le livre d'entretiens avec Chris Rodley, vous dites que le
rapport entre l'extérieur et l'intérieur est la chose la plus importante
pour vous. Un petit indice supplémentaire?
Tout film traite de ça. Faire des découvertes sur des choses
mystérieuses, c'est toujours un voyage vers l'intérieur... Chaque chose
est un mystère et le désir obstiné de le pénétrer nous mène dans bien des
endroits. En Californie, l'extérieur et l'intérieur sont très semblables,
j'aime beaucoup ça. Passer de la maison au jardin sans que la température
ne change, on a l'impression qu'on a une maison plus grande...
«Straight Story» n'est pas si différent de votre premier film
«Eraserhead», dans lequel, disiez-vous, les personnages sont perdus dans
la nuit et dans le temps.
Oui, c'est tout à fait vrai. Henry dans Eraserhead est un
poil plus perdu, mais pas vraiment. Je n'ai pas envie d'entrer dans le
détail de ce qu'Eraserhead signifie pour moi, mais d'une certaine
manière, c'est la même chose. Alvin Straight est plus vieux (rires). Et
Jack (Nance, qui jouait Henry, ndlr) est mort maintenant. Il n'a
pas eu la chance de vivre si vieux, mais l'alcool le rendait beaucoup plus
vieux que son âge.
Vous avancez sur plusieurs fronts, qu'avez-vous fait dernièrement en
dehors de ce film?
J'écris avec Carolyn Thompson, mais je ne sais pas sur quoi ça
va déboucher. Sinon, je peins, je fais de la musique. Du heavy metal.
Assez expérimental. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire, je
pense que je vais le diffuser sur le Net. Je travaille aussi sur Photoshop
(logiciel photographique, ndlr) dont j'ai enfin apprivoisé la technique,
je manipule des images sur ordinateur et j'adore ça. Le seul problème,
c'est que je ne suis pas encore assez bien équipé. J'attends de pouvoir
travailler avec une plus grande définition. Je prends des nus féminins, je
les transforme. On peut tout faire, c'est fascinant parce que la prochaine
étape, c'est de rester chez soi et de manipuler les images pour les films,
ça nous donne plus de contrôle sur la manière dont on peut altérer les
choses. C'est un nouveau monde.
|