Interview tirée de « STUDIO », numéro
de juillet-août 1994 - Par Michel REBICHON.
TEMPETE SOUS UN CRANE
Eraserhead, le premier film du réalisateur de Sailor
& Lula ressort ce mois-ci. David Lynch revient sur ce film-ovni.
Il y a vingt ans David Lynch, le futur réalisateur de
Blue Velvet et de Twin Peaks tournait son premier film : Eraserhead.
Un film-culte, un film-monstre, un film-expérience qui
ressort aujourd'hui en Dolby Stéréo. Surréaliste,
expressionniste, onirique, cauchemardesque, Eraserhead, vingt
ans après, diffuse les mêmes résonances infinies,
complexes et perturbantes. Dans son bureau de Los Angeles, le
réalisateur palmé de Sailor et Lula se souvient.
Vous avez repris entièrement la bande-son d'Eraserhead
afin d'en faire un nouveau mixage en Dolby Stéréo.
Pourquoi?
Depuis le tournage, la technique du son a considérablement
évolué, aussi, ai-je voulu, avec Alan Splet, mon
ingénieur du son de l'époque, en faire bénéficier
Eraserhead où, justement, le son est l'un des personnages
principaux. Cest ce que nous avons fait. Le son est exactement
le même que dans la première version, mais, grâce
aux nouvelles techniques dans une salle bien équipée,
avec un bon écran et les lumières baissées,
je vous jure que ça crache. (Rires).
En 1972, quand vous avez débuté le tournage,
pensiez-vous qu'il durerait quatre ans ?
Oh que non ! Je disposais de 5 000 dollars et le tournage devait
nous prendre grosso modo six semaines qui se sont vite transformées
en un an, en raison des nombreux effets spéciaux. Les trois
années suivantes, on a travaillé au coup par coup.
Quand j'avais de l'argent. J'ai même dû distribuer
des journaux, à ce moment-là, pour me faire du fric.
A l'époque, vous disiez que vous n'aviez pas vraiment
l'intention de faire carrière dans le cinéma...
C'est vrai. Je me suis toujours considéré comme
un peintre et d'ailleurs, je n'ai jamais cessé de
peindre. Eraserhead, que j'ai tourné après trois
courts métrages (Six Figures, The Alphabet et The Grandmother),
était un peu l'extension de mon travail en peinture. Je
ne pense pas aux choses d'une manière rationnelle ou intellectuelle,
la peinture na rien à voir avec les mots, on s'enfonce
dans quelque chose qui nous dépasse et quand j'ai fait
Eraserhead, c'était pour moi la même démarche.
Je me suis plongé dans cette expérience comme dans
une toile. J'ai eu beaucoup de chance parce que je navais
pas à « raconter » mon film ni à le
définir à ceux qui m'avaient donné l'argent.
Je n'avais pas à me justifier, j'avais une grande liberté.
Sur Elephant Man, que produisait Mel Brooks, aussi. Je n'avais
pas le final-cut, mais Mel me l'a donné et l'ai fait ce
que j'ai voulu. J'avais refusé de tourner le Retour du
Jedï pour Lucas, parce que je savais que je n'aurais pas
cette liberté-là. Mais je ne l'ai pas eue non plus
sur Dune : je devais rendre des comptes aux De Laurentiis.
D'où vous est venue l'idée d'Eraserhead ?
De Philadelphie. C'est une ville étrange, bizarre, folle,
à mi-chemin entre la réalité et le rêve.
Les sensations que j'ai voulu rendre sur l'écran sont vraiment
nées de cet environnement.
On dit que les sources du film sont, aussi, autobiographiques,
et que votre fille Jennifer étant née avec une malformation
au pied, vous aviez voulu rendre ce malaise sur l'écran
à travers cet étrange bébé...
C'est elle qui raconte ça ! (Rires). Un film, à
mon avis, n'a pas qu'un seul sens, il peut très bien dire
une chose et son contraire. J'ai reçu des tonnes de lettres
de psychanalystes, d'étudiants, de profs qui ont tenté
d'expliquer Eraserhead. Tous ont raison et tous ont tort.
Comme pour la peinture, il n'y a pas d'explications rationnelles.
Eraserhead est avant tout basé sur des sentiments
et des sensations. Chacun peut y projeter ce qu'il veut.
Moi-même, aujourd'hui, je ne le regarde plus de la même
manière. Eraserhead est un appel à l'imagination.
Eraserhead fait, de toute évidence, référence
à Bunuel, Fritz Lang, Jérôme Bosch... Etait-ce
délibéré ?
Non. Mes goûts en matière de films allaient plutôt
vers Fellini, Bergman, Hitchcock, Truffaut et Tati. J'avais vu
très peu de films de Bunuel. Je crois que mon inspiration
était beaucoup plus enfouie que ça et que ces parallèles
avec d'autres metteurs en scène ne sont qu'apparents. Je
crois aussi qu'Eraserhead tranche avec les films « surréalistes
» ou « expressionnistes » par sa dimension
humoristique et ça, j'y tenais beaucoup. Henry, le héros,
est un personnage qui appartient au monde de l'absurde et il est
parfois extrêmement drôle. Pour moi, l'humour est
très près du mystère et de la violence. Jack
Nance, qui joue Henry, pouvait faire passer tout ça et
j'ai eu beaucoup de chance de tomber sur lui et qu'il ait des
cheveux que je pouvais crêper comme je le voulais.
D'ailleurs ses cheveux voulaient que je leur fasse subir ce traitement
! (Rires.)
On trouve déjà dans Eraserhead des thèmes
que vous exploiterez dans vos films suivants, les familles à
problèmes, la sexualité pervertie, jusqu'aux sols
carrelés de noir et de blanc et aux rideaux énigmatiques...
Vous savez les familles, le sexe, la corruption, on retrouve ça
chez beaucoup de cinéastes... Mais, c'est vrai que
j'adore les rideaux. Les rideaux, c'est magnifique. Quand
ils sont fermés, vous avez le sentiment qu'ils cachent
quelque chose, et quand ils s'ouvrent, vous pouvez avoir peur
de ce qu'ils vont révéler. Les rideaux, c'est le
théâtre, quelque chose qui commence, qui vous fait
rêver et qui excite l'imagination. Quand un rideau bouge,
quand la lumière joue sur le tissu, qu'un souffle l'agite,
tout est possible. J'adore ça ! (Rires.)
Saviez-vous que vous aviez engendré un film-culte?
Je ne crois pas que cette notion de film-culte existait déjà.
C'est venu avec Ben Barenholtz qui a lancé mon film à
New York dans une salle à minuit. Il m'avait prévenu
que jamais je ne connaîtrai un immense succès public,
vu le genre du film, mais qu'il serait finalement reconnu et uniquement
grâce au bouche-à-oreille. C'est ce qui s'est produit
puisque le film est resté quatre ans à l'affiche
! Dans le cinéma américain grand public, tout
est fait, dès le début, pour que l'intrigue tende
à une fin unique qui répond à toutes les
questions, tout est planifié et ça me déprime
totalement. Twin Peaks, la série télé, a
énormément marché au début ici, mais
dès que j'ai un peu bifurqué, le spectateur de base
a été dérouté.
Avec Eraserhead, on a beaucoup glosé sur votre personnalité
étrange, votre collection de chewing-gums mâchés...
J'adore ça. Je fais des sculptures avec, je m'en sers
pour faire des têtes de statuettes que je photographie ensuite.
Une fois encore, et c'est proche d'Eraserhead, le chewing-gum,
cest très organique, ça a presque la consistance
de la peau et quand on regarde ça de très près,
ça fait quelque chose. Mon assistante en mâche à
longueur de temps, je les mets ensuite au réfrigérateur
et je les travaille.
Votre budget pour Eraserhead était de 5 000 dollars,
celui d'Elephant Man de 5 millions de dollars et celui de Dune
de 50 millions de dollars. L'argent rend-il les choses plus faciles
?
Oh, que non ! Largent, c'est un peu comme les récompenses,
ça me paralyse, ça me rend nerveux et me culpabilise
à la fois. J'ai peur que les investisseurs perdent leur
argent, je veux qu'ils se remboursent, ça me donne de mauvaises
pensées. Je suis tenté de faire un film qui marche
plus qu'un film que j'aime et ça m'est insupportable.
Twin Peaks remonte déjà à deux ans, quels
sont vos projets ?
Pour tout vous avouer, je suis un peu dans la panade. j'ai écrit
plusieurs projets et je n'arrive pas à les poursuivre.
J'en suis amoureux pendant une semaine et après, ils me
quittent. J'ai toujours le projet de Ronnie Rocket que j'avais
écrit juste après Eraserhead mais Ciby 2000 na
pas envie que je le fasse.
Qu'est-ce que raconte Ronnie Rochet ?
Cest un film que jai écrit et réécrit
des dizaines de fois mais personne encore n'a lu mon traitement
final... C'est très abstrait, cest un monde très
similaire à celui d'Eraserhead. Je dis toujours que c'est
l'histoire de la rencontre d'un nain roux et d'un courant alternatif
de 60 volts. Ce sera en couleurs et en noir et blanc ! (Rires.)
J'ai un contrat de sept ans avec Ciby 2000 pour trois films et
je vais donc faire quelque chose pour eux avant Ronnie Rochet.
Heureusement, ils sont très cools, mais je rame. Je suis
un peu perdu. Je lis beaucoup, je cherche des histoires de détectives,
je cherche aussi des idées originales. J'écoute
de la musique pour exciter mon inspiration. Angelo Badalamenti
m'a même écrit un morceau spécialement pour
moi afin d'allumer mon imagination. Ça bouillonne un peu
mais je n'ai pas encore trouvé le fil rouge qui me permettra
de tenir deux heures...
|